MONTREUIL SORRUS, TERRE À CUIRE 🗓
BERCK SUR MER 62
“C’est du Sorrus !” : quel collectionneur de céramique septentrionale, quel amateur d’histoire locale, d’arts et traditions populaires ne s’est-il pas trouvé confronté à cette affirmation péremptoire assenée par un marchand convaincu ou par un commissaire priseur, conforté de l’avis catégorique d’un expert persuadé que tout pot vernissé collecté dans la région devait nécessairement être imputé aux potiers du cru ?
Il faut, pour comprendre l’étonnant succès de cette AOC patrimoniale, remonter à l’année 1979 et à la parution d’un article dans l’un des trois volumes consacrés par la revue “ABC Décor” aux “Faïences du Nord“. Titrée “Sorrus, une poterie de grande tradition“, la contribution d’Alain Bavoux visait à rendre justice à “la poterie populaire traditionnelle... [ ] … parent pauvre dans la grande famille de la céramique“. En cette période où l’intérêt pour les patrimoines régionaux était à son apogée, elle devint la bible des amateurs et donna aux approximations de l’auteur une postérité tout à fait remarquable. Pour mémoire, sur les 10 clichés qui illustrent ses propos, on trouve à côté de deux plats effectivement attribuables à Sorrus, deux (voire 3) plats de Desvres, et deux plats de Flandres tandis qu’une superbe terrine de Kervenheim (Bas Rhin) conclut l’article!
Signalée dans notre lettre précédente, la préemption du plat à la crucifixion de 1627 était une occasion suffisamment rare pour qu’une exposition – dossier soit proposée.
L’évangile selon Charles Wignier (1834 – 1897)
Publié en 1887 (“Poteries de l’ancien Ponthieu”), le livre de Charles Wignier prend en compte les pièces possédées dans “ses collections” et celles auxquelles il peut avoir accès dans une aire centrée sur la zone Montreuil – Abbeville, au musée Boucher-de-Perthes et chez les particuliers. Il s’y réfère à “une liste de potiers de Sorrus à partir du XVIIIe siècle” qu’il doit à “l’obligeance de M. Georges de Lhomel”.
Un peu plus tard (1899), ce dernier “revendique pour la ville de Montreuil-sur-Mer l’honneur d’avoir eu des potiers de terre […] qui ne doivent pas être confondus avec les potiers de la commune de Sorrus…” en se basant sur des informations qu’il s’était gardé de communiquer à son collègue, telle l’inscription du plat au calvaire du musée de Saint-Pol-sur-Ternoise (“FAICT A MONSTROEVIL…”).
Alain Bavoux n’aura cure de ces nuances, réservant au seul Sorrus le privilège de l’appellation sans en explorer le contenu de façon critique, à la lueur des découvertes et études réalisées au cours du XXe siècle.
Les dynasties potières du Pays de Montreuil
C’est certainement la disponibilité de la matière première – l’argile des Wattines de Sorrus – combinée à l’abondance du bois de chauffe et aux facilités de transport par la Canche qui a permis, depuis l’antiquité, la pérénité de l’activité dans la zone Montreuil – Sorrus.
Les familles que mentionnent les archives depuis le XVIe siècle (Menussent, Tétu, Dezérable, Vérité…) y confortent leur présence par les unions matrimoniales et ancrent leur pratique dans la tradition médiévale des “plommiers”, potiers qui enduisent leur production d’un vernis à base de plomb broyé et fondu.
Dès le XIIIe siècle, des carreaux vernissés agrémentent les sols de certains châteaux et édifices religieux d’Artois et du Ponthieu. Ils sont parfois utilisés pour signaler l’emplacement de sépultures.
Les carreaux funéraires des églises du Montreuillois
Cette coutume est attestée dans une trentaine de paroisses, dont l’église Saint-Jean-Baptiste de Berck-Ville. Usés par le piétinement des fidèles, ces carreaux ont été déplacés lors des réfections ayant suivi leur pose, aux XVIIe et XVIIIe siècles et ont souvent disparu. Le musée Rodière de Montreuil en conserve la série la plus importante. Cette production s’apparente à celle des pavages et des pannes qui constitue désormais l’essentiel de l’activité des potiers du cru tandis que les grands plats ornés sont la dernière expression d’un savoir faire en cours d’extinction.
Des chefs-d’oeuvre d’art populaire
Lorsqu’est orné le plat à la crucifixion de 1627 – le plus ancien de notre répertoire – ce type de grande pièce ornementale à sujet religieux côtoie une abondante vaisselle d’usage réservée à une clientèle aisée. Vers la fin du siècle et au début du XVIIIe siècle, ces grands plats ne semblent plus produits que pour des circonstances exceptionnelles qui touchent directement les familles de potiers dont Sainte Catherine est la patronne.
L’appellation Sorrus, ou plus justement Montreuil-Sorrus, repose donc sur une petite dizaine de plats réalisés pour la plupart dans la mouvance de l’atelier de Gabriel Boulli et sur lesquels reposent nos seules certitudes.
Montreuil Sorrus, what else ?
Son nom figure sur quatre plats où se répètent le recours à un motif en chapelet pour orner le marli et à une épaisse feuille verte pour combler les vides de la composition. Ajoutés aux similitudes de technique et de matière (décor sur terre rouge engobée), de supports (bassin creux bordé d’une aile large terminée par une lèvre ronde épaissie) ces éléments, auxquels on peut ajouter la tresse qui sépare l’aile du bassin sur au moins quatre d’entre eux, définissent un style propre à ces ateliers.
Par comparaison, certaines pièces comme une écuelle fragmentaire trouvée dans l’Authie ou un bénitier de chevet peuvent être attribuées à ces ateliers.
Il faut par contre réviser nombres d’attributions suggérées par Alain Bavoux et, en particulier, rendre à Desvres ce qui lui appartient.
Desvres avant la faïence
Dès 1898 (Alphonse Lefebvre), puis en 1947 (Roger Demulder) et en 1978 (Philippe Knobloch), la production de terre vernissée décorée est archéologiquement prouvée à Desvres. La présence de nombreux rebuts de cuisson atteste une fabrication sur place et l’abondance du matériel met en évidence des caractéristiques qui diffèrent de celles correspondant à l’aire Montreuil-Sorrus (produits à pâte beige, profils de lèvres différents). Surtout, un registre décoratif bien défini émerge tant de la répétition des motifs que de la manière de les tracer. Leur identification sur certaines pièces auparavant “données” à Sorrus permet désormais de les rendre à Desvres de façon certaine.
Épilogue
D’une certaine manière, le développement de la faïence à Desvres précipite la fin des ateliers de poterie vernissée du Boulonnais et du Montreuillois. Si on continue à fournir la population locale en objets de première utilité (cornes de brume, pots à couver dits “koués”), les modifications induites par le passage à la céramique architecturale (pannes vernissées, tuiles faîtières) se traduisent par l’apparition de supports grésés à glaçure au manganèse (apparence “chocolat”). À une époque où les potiers disparaissent des archives et de la mémoire collective, la signature de Jacques Travert, “potie de la commune de Montralle”, au dos d’une fontaine, a en 1818 des accents de chant du cygne.
La même évolution touche la plupart des centres septentrionaux où de rares pièces de commande donnent l’occasion aux derniers potiers de démontrer un savoir-faire en voie de disparition.
Venues de bien plus loin, des poteries vernissées seront “naturalisées” par le négoce régional, assurant à l’article d’Alain Bavoux une postérité tenace…
Du neuf avec du vieux…
Des expositions “dossier” comme celle-ci sont l’occasion de revisiter des collections anciennes et d’en actualiser l’approche.
La manipulation de pièces sorties des réserves peut, à elle seule, réserver certaines surprises comme la découverte de cette signature sur le plat d’épousailles de Gabriel Boulli et Nicole Lièvre (Musée Boucher de Perthes, Abbeville).
Comblée par le vernis, elle avait échappé à Charles Wignier et était jusqu’alors passée inaperçue.
Jean Mencier (ou Mercier, ou Mencion ???) est sans doute le décorateur à qui l’on doit la représentation du couple.
Musée d’Opale Sud > jusqu’au 28 mai 2018.
60 Rue de l’Impératrice.
Infos : 03 21 84 07 80