Robert Kennedy, le destin manqué de l’Amérique 🗓 🗺
LE TOUQUET 62
« Venez mes amis, il n’est pas trop tard pour partir en quête d’un monde nouveau. Car j’ai toujours le propos de voguer au-delà du soleil couchant. Et si nous avons perdu cette force qui autrefois remuait la terre et le ciel, ce que nous sommes, nous le sommes. Des cœurs héroïques et d’une même trempe. Affaiblis par le temps et le destin. Mais forts par la volonté de chercher, de lutter, trouver et ne rien céder ». Ulysse, Alfred Tennyson.
Je me souviens de notre partie de golf. Un samedi matin, à Marrakech. Mon chauffeur, Nourdine, fumait tranquillement sa Marlboro. Il attendait notre retour sans impatience : « Profite, Frédéric, Dieu est bon avec nous aujourd’hui. » J’étais en compagnie du Consul honoraire du Royaume-Uni. Ami de Caroline Kennedy, il évoquait les espoirs fracassés de 68, suite aux assassinats du pasteur Martin Luther King et de Robert Kennedy. Malgré les lumières chaudes de la Palmeraie, nous avions ressenti le gâchis de leur disparition. Je lui ai récité une partie du discours de Bobby, prononcé le 5 avril 1968, à Cleveland. Il a avalé à plusieurs reprises sa salive. J’ai fini par me taire.
En rentrant à la maison pour le déjeuner, je reçus son appel téléphonique : « Pourrais-tu m’envoyer ce discours par mail ? Je voudrais le publier dans le journal du consulat… J’ai découvert cet homme ce matin. »
Né le 20 novembre 1925 à Boston, le troisième fils avait déjà dû se battre pour sortir la tête de la mêlée des Kennedy. Par ses principes moraux, sa franchise, son engagement vis-à-vis de l’Église catholique, ses colères, ses nombreux combats, il agaçait souvent John, qu’il appelait Johnny. Il avait fallu attendre ce voyage au Moyen-Orient pour que les deux frères s’entendent et ne se quittent plus. Atteint par la maladie d’Addison, John y était tombé gravement malade. À son chevet, chaque jour et chaque nuit, Bobby avait veillé sur lui.
Il rencontra Ethel Skakel, 22 ans, fille d’un riche industriel de Chicago. Sportive, lumineuse, elle se destinait à entrer dans les Ordres. Mais après avoir skié deux semaines en sa compagnie, elle changea d’avis et l’annonça à son père : « J’ai rencontré mon curé, il s’appelle Robert Francis Kennedy. » Leur mariage fut célébré le 16 juin 1950.
Après des études universitaires en droit, Bobby consacra son énergie et sa rage à combattre en première ligne le crime organisé. Il avait trouvé là un adversaire à sa mesure. Bien que son père le mette en garde, il monta à la tribune de la commission McClellan comme on escalade un château défendu par une armée entière. L’un de ses pires ennemis, Jimmy Hoffa, le patron du syndicat des camionneurs, ne pouvait qu’admirer son courage. D’autres voulurent l’abattre.
Lorsque son frère se présenta aux élections présidentielles, il fut nommé directeur de la campagne. Il traversa le pays de long en large, dormant peu. La journée du 20 janvier 1961 fut sans doute l’une des plus belles de son existence. Malgré ses réticences, il accepta le poste de ministre de la Justice. À partir de là, un autre ennemi montra son visage : le directeur du FBI, John E. Hoover. Ils se haïrent aussitôt.
Durant les 1033 jours de la présidence, il s’occupa des dossiers brûlants : la réorganisation de la CIA après l’échec de la Baie des Cochons, les droits civiques, les opérations clandestines menées contre Fidel Castro. Son frère lui donna carte blanche pour entrer officiellement en guerre contre les parrains de la mafia. Contrôles fiscaux, arrestations, écoutes téléphoniques, confiscation de passeports. Les pontes de La Nouvelle-Orléans, de l’Illinois, de New York et d’ailleurs se réunirent : « Quand un chien nous agace, on ne coupe pas la queue, on tranche la tête. » Le 22 novembre 1963, le rêve de la Nouvelle Frontière fut anéanti. Bobby également. Hoover prit plaisir à lui confirmer le drame.
Réfugié dans son manoir à Hickory Hill, il porta les vêtements de son frère défunt, relut ses livres favoris, souligna des passages, découvrit Édith Hamilton grâce à Jackie. Le soir, dans le silence du cimetière militaire d’Arlington, il lui rendait visite. Les gardiens en étaient bouleversés. En 1965, il gravit l’une des montagnes encore vierges du Canada pour y déposer le drapeau du clan, les insignes du PT-109 et la baptiser du nom de son frère. En 66, il promit aux étudiants de Johannesburg que « l’histoire est modelée par un nombre infini d’actes individuels de courage et de foi ». Il prit conscience de son rôle à jouer pour venir en aide aux dizaines de milliers de laissés-pour-compte, à la jeunesse incomprise, à ceux que le monde blesse, aux démunis, aux Noirs qui aspiraient à autre chose que les promesses bancales de la Grande Société de Lyndon B. Johnson. Il releva le défi, se proposa aux sénatoriales de New York qu’il remporta haut la main, puis, le 16 mars 1968, annonça sa candidature aux élections présidentielles. Il dénonça les dérives de la guerre du Vietnam, la misère qui sévissait dans certains états du pays comme le Kentucky et le Delta du Mississippi. Il rejoignit le combat du Prix Nobel de la Paix, Martin Luther King. Au bureau ovale, Johnson ne décolérait pas. Depuis Dallas, ils ne s’adressaient quasiment plus la parole.
Le 4 avril 1968, au cœur de la nuit, durant les primaires de l’Indianapolis, Bobby annonça l’assassinat du leader des droits civiques à une population majoritairement noire. Son équipe électorale craignait pour sa propre vie. Dans tout le pays, les Noirs incendiaient les magasins, les voitures, les maisons. Nul n’éleva la voix. Ému, Bobby continua son discours : « Je ne peux qu’exprimer devant l’injustice de cet acte que je ressens au plus profond de mon cœur les mêmes sentiments. Un membre de ma famille a été assassiné et tué par un Blanc. Mais faisons un effort, aux États-Unis, faisons un effort pour comprendre et dépasser ces temps difficiles. Mon poète préféré, Eschyle, a écrit par le passé : « Même dans le sommeil, la douleur qu’on ne peut oublier tombe goutte à goutte sur notre cœur et dans notre désespoir, contre notre gré, par la grâce terrible de Dieu, nous vient la sagesse. » Aucune violence n’eut lieu dans cet état de l’Amérique.
Le lendemain, il était désormais le dernier espoir : « Les pauvres sont cachés dans notre société. Personne ne les voit plus. Ils constituent une minorité dans un pays riche. Mais je n’en suis pas moins effaré de l’indifférence qui prévaut à leur égard. » Pour le Vietnam, il lâcha : « Les généraux romains ont conquis des terres hors de Rome. Ils les ont brûlées. Détruites. Ils leur ont dit ensuite qu’ils y avaient apporté la paix. »
Chaque jour, ses ennemis enrageaient. La Maison Blanche était à portée de main. Le 5 juin 1968, plusieurs balles mirent fin à ses nombreuses victoires. Avant de rejoindre son grand frère pour l’éternité, il demanda à son épouse : « Est-ce que tout le monde va bien ? »
Je suis fier de cette nouvelle exposition composée de tirages exceptionnels. Ils vous emmèneront dans les années 60 où l’Amérique rêvait encore. J’espère qu’elle vous donnera envie de lire l’intégralité du discours de Bobby : « … Ce lien d’un destin commun peut commencer à nous enseigner quelque chose. À coup sûr, nous pouvons au moins apprendre à voir autour de nous nos camarades, nos semblables. Et à coup sûr, nous pouvons commencer à travailler un peu plus fort, à panser nos blessures communes pour redevenir dans nos cœurs des concitoyens et des frères… »
Quand il visita les villes semi-abandonnées du Kentucky, où le désespoir et la faim régnaient, un journaliste demanda à un vieil homme ce qu’il pensait de la venue de Robert Kennedy chez lui : « Oh, c’est une très grande journée. Plus particulièrement pour les jeunes, ils sont tous fous de lui. Je suis fier d’être un Américain aujourd’hui. »
Robert Kennedy était inquiet du sort de celles et de ceux qui souffrent d’injustices, de celles et de ceux qui ne sont plus écoutés. Bien que sa voix se soit éteinte, son combat reste pour beaucoup un exemple à suivre. Cette année, il aurait eu 89 ans. Ethel réside toujours dans leur manoir et préserve sa mémoire à travers la fondation qui porte son nom. Elle ne s’est jamais remariée. Ils ont eu onze enfants. Le 6 juin 1998, après avoir prononcé un hommage à Robert Kennedy sur la scène de l’UNESCO, j’ai été interpellé par Robert Kennedy Jr, ému, qui m’a demandé « Connaissiez-vous aussi bien papa ? ». Je lui ai juste souri.
L’exposition, ROBERT KENNEDY, LE DESTIN MANQUE DE L’AMERIQUE, est composée de 220 tirages exceptionnels, légendés, de films inédits, de lettres manuscrites des différents témoins de la vie de Robert Kennedy, de la reproduction exacte du rockingchair de JFK, de la reproduction de la robe de mariée de Jackie Kennedy.
Frédéric Lecomte-Dieu
Commissaire de l’exposition « ROBERT KENNEDY, LE DESTIN MANQUÉ DE L’AMÉRIQUE »
Espace John Fitzgerald Kennedy, rue de Paris > jusqu’au 30 novembre 2014. Infos : 03 21 06 41 46 – 07 78 37 12 28